Entretien avec Gracia Kazzi de la Douane du Liban

Gracia KazziDans le cadre de notre série sur les Femmes en douane, nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Gracia Kazzi, membre du Conseil supérieur des Douanes au Liban. Première femme à occuper un tel poste au Liban, Gracia explique les qualités exigées par la fonction et comment elle aborde son rôle.

OMD : Gracia, merci de nous accorder de votre temps. Vous co-dirigez une Administration douanière qui est confrontée à des défis importants. Une fois n’est pas coutume, nous aimerions commencer cet entretien en vous demandant de nous présenter votre administration et le contexte dans lequel elle agit.

Gracia Kazzi : Je vais être brève même si la situation est complexe. Ces 30 dernières années, le Liban a traversé une série de crises économiques, politiques et sociales. Les conditions de vie sont très dures et, à cela, s’ajoute une situation sécuritaire instable.

Dans cet environnement particulièrement difficile, la Douane libanaise joue un rôle clé en continuant à accomplir ses missions de dédouanement des marchandises, de contrôle et de lutte contre la fraude. Nous devons sécuriser les recettes fiscales de l’État, protéger la sécurité et la santé publique, et permettre à la population d’accéder à des biens indispensables. Au Liban, la majeure partie des aliments et des matières premières est en effet importée.

Actuellement, la situation évolue positivement avec l'élection d’un nouveau président en janvier et d'un nouveau gouvernement en février. J’espère qu’ils appuieront le renforcement des capacités de la Douane, notamment au travers du recrutement d’agents ainsi que de l’allocation d'un budget suffisant pour développer et de moderniser nos outils de travail.

Nous avons beaucoup d’atouts pour réussir en tant que nation : une volonté de survivre, une culture ouverte aux civilisations, une population en grande partie instruite, cultivée et animée par l'amour de la vie. Et puis, nous sommes un pays où la femme est un acteur de la société à part entière. Elle est souvent non seulement responsable de la gestion du foyer, mais travaille aussi.

OMD : Qu’en est-il justement du rôle de la femme à la Douane libanaise ?

Gracia Kazzi : Les femmes y sont de plus en plus représentées, à tous les niveaux.

Je dois préciser que l’action de la Douane libanaise repose sur deux branches distinctes. Il y a d’un côté la douane dite opérationnelle qui est en charge de l’élaboration et du suivi de la mise en œuvre de la politique douanière, ainsi que des contrôles et de la lutte contre la fraude, et, d’un autre côté, la brigade qui a pour mission de surveiller les frontières et les zones douanières, de lutter contre la contrebande et d’assister les agents opérationnels.

Le nombre de femmes recrutées par la branche « douane opérationnelle » a fortement augmenté. Elles représentent environ 29 % des employés dit de « quatrième catégorie », qui est la catégorie par laquelle débutent tous les employés recrutés via le concours de la fonction publique. Sachant les contraintes liées au métier, en termes de longueur des plages horaires notamment, c’est un très bon résultat. En outre, ces dernières années, un nombre important de femmes a réussi le concours pour passer en troisième catégorie, celle des contrôleurs, et 51 % du personnel de cette catégorie est désormais féminin.

Il y a également bien plus de femmes à des postes élevés. Cinq femmes occupent désormais des postes de deuxième catégorie. Elles représentent 17 % des employés de cette catégorie.

Le personnel travaillant au sein de la brigade est recruté directement par l’Administration. Il est pour le moment uniquement composé d’hommes. Mais je m’attache à ce que cette situation change et, d’ici deux à trois ans, nous allons ouvrir le processus de recrutement aux femmes.

Depuis ma nomination en 2017 au Conseil supérieur de la douane, les femmes sont également représentées au plus haut niveau de l’Administration. Aujourd’hui, les trois membres du Conseil sont des femmes. Je suis la seule jusqu’à présent à avoir été nommée par décret présidentiel comme directrice générale titulaire, mes autres collègues féminines sont membres du Conseil par intérim. Petite anecdote : ma nomination a été faite un 8 mars, journée internationale des femmes.

OMD : Comment vous est venue l’idée de travailler pour la Douane ?

Gracia Kazzi : Mon oncle était douanier. Quand j’ai fini mes études de droit, en 1993, il m’a dit que la Douane allait ouvrir des postes de contrôleur adjoint et m’a conseillée de me présenter au concours d’entrée. J’étais assez perplexe. La Douane avait dans mon esprit une connotation négative. La corruption était considérée comme rampante dans toutes les administrations publiques. Mon oncle m’a expliqué qu’il y avait aussi des douaniers intègres qui travaillaient bien, qui voulaient changer les pratiques et les mentalités.

Mon rêve, c'était d’être juge. Mais j’ai suivi le conseil de mon oncle et j’ai passé le concours de la fonction publique pour devenir contrôleur adjoint à la Douane, un poste de début de carrière dit de quatrième catégorie. Nous étions 6 000 inscrits et 124 personnes ont été retenues pour passer le concours d’entrée. J'ai obtenu la 7e place au classement. À la fin de la formation de six mois, il a fallu passer un nouvel examen auquel j’ai été reçue première.

OMD : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

Gracia Kazzi : Après mon recrutement, j'ai demandé à être nommée à la direction générale pour acquérir une connaissance plus solide des réglementations douanières. En 1998, j’ai passé un concours pour devenir agent de troisième catégorie, puis encore un concours en 2005 pour passer agent de deuxième catégorie.

J’avais alors deux enfants et il m’a fallu beaucoup étudier. Cela a été une période difficile, je dois l’avouer. Je l’ai vue et vécue comme un défi à relever. Il y avait seulement sept postes en jeu et j’ai été cinquième au classement final.

On m’a confié la direction du département de la lutte contre la fraude. C’était la première fois qu’une femme dirigeait ce département chargé d’une mission à la fois critique et complexe. Je me devais de réussir. Il s’agissait d’ouvrir la voie aux femmes à des postes de responsabilité.

Sous ma direction, le département a réalisé des résultats historiques. Je pense avoir été sévère, mais juste. J'ai essayé de trouver un équilibre entre conformité des opérations et considérations sociales. Il faut prendre en compte les besoins et contraintes des entreprises, notamment les plus petites, tout en étant exigeant en ce qui concerne l’application de la loi.

Au Liban, le directeur général de la Douane est nommé par le gouvernement qui doit respecter le système confessionnel inscrit dans la Constitution selon lequel le pouvoir est partagé entre les trois principales communautés religieuses du pays. Les nominations relatives aux administrations publiques doivent refléter ce partage confessionnel.

En 2017, le gouvernement nouvellement formé cherchait des personnes ayant prouvé leur valeur et leur intégrité parmi les fonctionnaires en poste à la Douane. C’est ainsi que j’ai été choisie pour faire partie du Conseil supérieur de la douane. Le Conseil est formé de trois Directeurs généraux. Nous travaillons de manière collégiale et les décisions sont prises à l’unanimité.

Là aussi, j’étais bien consciente que j’ouvrais la voie, et ça a bien été le cas. Je suis bien consciente que je représente toutes les femmes de mon administration et que je dois donner l’exemple.

OMD : Quelles réflexions voudriez-vous partager avec nos lecteurs et quels conseils donneriez-vous aux femmes plus particulièrement ?

Gracia Kazzi : Les opportunités, il faut les arracher quand on est une femme. Il ne s’agit pas d’attendre mais bien de prendre des initiatives. Et pour cela, il faut être prête, c’est-à-dire avoir les connaissances nécessaires et un savoir-être. L’adjectif « sage » me vient soudain en tête : gérer ses émotions, prendre le temps de la réflexion, agir avec empathie, humilité et ouverture d’esprit, mais aussi être ferme.

Mon conseil serait pour les femmes de ne pas avoir peur, d’avoir davantage confiance en elles, de développer les compétences d’encadrement pour être capable de mobiliser les autres, de les « faire travailler » en équipe. Quand on occupe une fonction d’encadrement, notamment aux plus hauts échelons, il faut faire cheminer les autres. Personne ne vous dit plus quoi faire et quand.

Il faut aussi qu’elles sachent qu’une femme en position de leadership est plus susceptible d’être critiquée qu’un homme. Faire une erreur, c’est humain, mais c’est extrêmement coûteux quand on est une femme.

Je ne vis pas dans une tour d’ivoire. Je suis en contact régulier avec le personnel opérationnel et j’essaie d’être juste mais ferme. Etant donné qu’elles ont souvent la charge d’une famille, les femmes sont parfois réluctantes à accepter certains changements comme des rotations ou de nouveaux horaires de travail, mais, si elles se cantonnent à un travail spécifique, elles ne pourront pas avancer dans leur carrière.

J’essaie de le leur faire comprendre tout en aménageant leur temps de travail quand cela est possible.

OMD : Il n’a pas été dur de concilier responsabilités accrues et vie de famille ? Comment vous faites pour relâcher la pression ?

Gracia Kazzi : J’ai quatre enfants qui sont grands à présent. Mes deux filles font des études supérieures et mes deux fils, des jumeaux, vont passer leur baccalauréat français. J’ai la chance d’avoir une aide domestique qui m’a permis de concentrer mon énergie sur ma famille et mon travail.

Mon mari m’a toujours soutenue, mais il ne s’occupe très peu des affaires quotidiennes de la famille. Après notre mariage, j’ai commencé à travailler tandis que lui continuait des études pour devenir ingénieur topographe. C’est dire s’il aime les femmes indépendantes et fortes.

Quant à gérer le stress et la pression professionnelle, c’est une question de croyance en mes capacités et en ma bonne étoile. Je suis croyante, et, chaque jour, je fais ma prière pour remercier Dieu et pour me donner du courage. Ma foi est la source où je puise généralement mes forces. Elle me permet de poser un regard optimiste sur le monde et d’aller de l’avant.

Je trouve du temps aussi pour faire des activités physiques. Trois ou quatre fois par semaine je fais une marche d’une heure environ. J’aime aussi beaucoup la musique et je m’isole pour écouter de la musique quand j’en ressens le besoin. Ma famille sait qu’il ne faut pas me déranger dans ces moments-là.

OMD : Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Gracia Kazzi : La réforme de la Douane est un dossier majeur pour le Liban et nous avons plusieurs projets en cours. L’infrastructure informatique vétuste et insuffisante au regard des besoins doit être modernisée. Nous avons mis à jour le système informatique de dédouanement et travaillons au développement du guichet unique. Je suis plus particulièrement chargée de la préparation des protocoles d’accord avec les agences de réglementations impliquées dans le contrôle des marchandises.

Un autre projet majeur est la refonte du code de la Douane et la modernisation de notre structure organisationnelle. Une fusion entre les deux branches de la Douane est prévue.

OMD : Merci d’avoir partagé vos expériences et réflexions avec nous.

Gracia Kazzi : Je tiens à remercier l’OMD pour avoir lancé une campagne qui donne la parole aux femmes en Douane. J’espère que mon parcours et ma réflexion encouragera vos lectrices à réaliser leurs ambitions.